Du luxe pour un regard griffé

Par Isabelle Boin-Serveau

Lorsqu’elle s’est laissée aller à admirer une monture Cartier, Mme X a senti son cœur chavirer. Non pas à cause du prix qui se révélait pourtant bien au-dessus de ses moyens, mais plutôt parce qu’elle venait d’être frappée par un irrépressible et impérieux désir de porter un jour ce bijou optique. « Il me la faut! », s’est-elle exclamée. Après de longs mois d’âpres sacrifices, Mme X a réapparu dans le bureau montréalais, enfin libre de vivre son grand rêve : chausser des lunettes signées Cartier!

Une histoire vraie, racontée par Mimi Khoury de chez l’opticien Antoine Laoun, illustrant parfaitement l’illogisme humain qui veut que parfois, rien ne semble plus nécessaire que le superflu… Ainsi, pour beaucoup de produits de luxe, ni les répressions économiques, ni les appels aux restrictions budgétaires ne sauraient être considérées comme des freins à la consommation « d’un rêve ».

Invitation à l’art du luxe.

Cet objet de tous les fantasmes

Pour mieux saisir le phénomène du luxe et cerner plus précisément ce que le terme revêt, nous avons fait appel à Catherine Jubin, qui a fondé à Paris l’Association des Professionnels du Luxe[1] et qui agit en qualité de consultante indépendante spécialisée dans la stratégie des marques de luxe.

L’experte parisienne renonce à fournir une définition simpliste de la notion de luxe :

« Il faut bien distinguer le produit de luxe de la marque de luxe. Il existe, en effet, des produits de luxe sans marque, dont la truffe est un exemple. » Ainsi, le produit de luxe serait intimement relié à trois composantes. Tout d’abord, son prix qui est plus élevé. Ensuite, son accessibilité rendue  plus difficile, non seulement en raison du prix, mais aussi dans la façon dont il est distribué et à « la mise en scène qui instaure une distance entre le produit et le client ». Enfin, le produit de luxe doit impérativement raconter une (belle) histoire : « Cette composante immatérielle… la main de l’orfèvre, le talent de composition du parfumeur et l’origine des essences rares qu’il utilise, le terroir, l’histoire de la vigne, la provenance des fûts, le savoir-faire des maîtres de chai, etc.) »

Quant à la marque de luxe, c’est « une marque spécialisée dans les produits de luxe. Toutes les marques de luxe ne sont pas perçues de la même façon par les consommateurs. Mettons ainsi en comparaison Chanel et Christian Lacroix, Rolls-Royce et Lexus ». La différence ? « Une grande marque de luxe est une marque qui possède un récit riche et qui se spécialise dans les produits de luxe. La gestion d’une marque de luxe suppose donc la gestion de son récit, son enrichissement

permanent », ajoute Catherine Jubin.

Des perceptions culturelles et économiques

Que l’on vive à Tokyo, Boston, Lyon ou Calgary, les codes qui réfèrent au luxe diffèrent non seulement en raison des cultures, « mais aussi du niveau de développement des marchés.»

Selon Catherine Jubin, on pourrait dire que dans les pays anglo-saxons, le luxe revêt un caractère plus hédoniste que statutaire, « évidemment il faut beaucoup nuancer, il n’y a pas un marché américain, mais beaucoup de marchés…», relève la fondatrice de l’Association des Professionnels du Luxe qui a d’ailleurs été à l’origine du lancement du World Luxury Tracking, un premier observatoire global sur les clientèles du luxe : « Nous avons des résultats qui montrent que spontanément le luxe n’évoque pas forcément les mêmes produits selon les nationalités des interviewés.» On notera que les Américains ou les Anglais mettent les hôtels et les voyages assez haut dans le classement, alors que les voyages n’apparaissent pas en France ni au Japon et que les hôtels arrivent au bas de l’échelle.

Cependant, au cours de cette enquête, « les motivations qui ressortent sont celles de la récompense, du plaisir pour soi et moins des items de statut. Sachant que pour tous, et quel que soit le pays, le luxe est d’abord et avant tout associé à une qualité exceptionnelle du produit ou du service » souligne-t-elle.

N.B. Remplacer ce tableau par le Tableau 1

Source : World Luxury Tracking –  2009

Et si l’on observe le phénomène en fonction des marques associées au luxe, les différences apparaissent  là encore en termes de nationalités : « Là aussi les pourcentages sont importants : on voit qu’ils sont beaucoup plus faibles pour les Anglo-saxons, ce qui indique à la fois moins de consensus et probablement moins d’intérêt ou de connaissance des marques.»

N.B Remplacer ce tableau par le Tableau 2

Source : World Luxury Tracking –  2009

Le luxe en optique

Au cœur de Montréal, dans le bureau de Tris Jr. Coffin, Sylvia Abécassis officie depuis 25 ans en qualité d’acheteuse de montures de luxe. Pour elle, pas de doute : « Les montures de luxe se caractérisent par la griffe, les matières dont l’or, les diamants ou la corne de buffle, les composants…  Et il y a plus encore, la longévité de la marque et sa provenance. Une marque comme Henry Jullien qui offre une fabrication française de grande qualité est indéniablement associée à une monture de luxe tout comme Chanel ou Cartier! »

Un peu plus à l’est de Montréal, sur la rue Jean-Talon, Mimi Khoury nous reçoit dans un des bureaux d’Antoine Laoun : « Le luxe commence lorsque vous achetez une monture qui ressemble à un bijou et qu’on ne retrouve pas partout. Elle doit aussi, par sa qualité extrême, durer dans le temps et démontrer un réel raffinement dont le porteur ne peut se lasser. Car selon moi, une monture de luxe est intemporelle et ne se démode jamais, même si la Classique de Cartier a su évoluer avec les années en changeant la forme du pont, par exemple!» Et quoi de plus facile pour des montures telles que Cartier de s’adapter aux tendances puisque les verres percés permettent de changer de forme au gré de la fantaisie du client. Cependant, Mimi Khoury, qui cumule plus de 20 ans d’expérience dans le domaine, estime que les montures peuvent se conjuguer différemment selon les individus : « Pour certains, une monture Gucci est une monture luxueuse, alors que pour d’autres ce sera une Cartier.»

Les matériaux précieux utilisés pour des montures de luxe se placent au cœur de son identité. Au-delà de l’or, de la platine et des pierres précieuses, la corne de buffle ou les bois exotiques d’Afrique figurent parmi les matériaux les plus prisés par la clientèle amatrice de haut de gamme. « Si l’on considère par exemple le bubinga, cette essence magnifique taillée dans une seule pièce, il exige un travail d’artiste et beaucoup de temps pour réaliser des branches impeccables. C’est tout ce travail-là qui en fait une pièce non seulement précieuse mais aussi forcément unique! », s’enthousiasme Mimi Khoury. Mais outre les matériaux naturels tels que la corne ou le bois, les fabricants, dont Cartier, ont mis au point un composite qui ressemble à s’y méprendre à la corne. Là encore, la valeur de l’objet prend sa source dans la prouesse technologique déployée pour remplacer, à l’œil et au toucher, l’aspect de la corne.

Qui sont ces clients en quête de luxe et comment les servir?

Comme Mme X en est un exemple frappant, « les amateurs de luxe ne sont pas toujours des personnes très fortunées, mais celles qui portent une monture de prestige comme Cartier sont fondamentalement attachées à leur marque et vont commander le même modèle parce qu’elles ont trouvé leur style. Et souvent, chez les femmes, les lunettes sont aussi importantes que le maquillage alors que les hommes recherchent volontiers une structure plus technologique », explique la conseillère Mimi Khoury.

Et Sylvia Abécassis confirme que les connaisseurs et amateurs de montures de luxe ne lésinent pas sur le prix. « Certains ne le demandent tout simplement pas! », souligne-t-elle en ajoutant que les meilleurs clients n’appartiennent pas forcément à la génération des babyboomers : « Les jeunes professionnels qui travaillent dans les bureaux du centre-ville sont aussi de très grands amateurs de luxe.»

Mimi Khoury note également que les jeunes générations sont attirées par les montures de luxe. Cartier ne s’y est d’ailleurs pas trompé en mettant cette année sur le marché des montures de la collection Première qui s’adresse à une clientèle aisée plus jeune.

Peut-on vendre une Cartier à 5 000 $ comme une bonne paire de lunettes à 350 $? Évidemment non, répondent nos deux spécialistes qui vendent respectivement des centaines de montures haut de gamme par année.

Selon Mimi Khoury, « il est hors de question d’imposer une monture, mais il s’agit d’abord d’analyser les besoins et d’identifier les désirs du client. La plupart du temps, je fais le tour du bureau avec lui et nous revenons ensuite nous asseoir pour essayer les montures. Et c’est toujours lui qui décide, même s’il attend de nous des conseils pertinents! » Chez Antoine Laoun, la boutique Cartier est véritablement une boutique (avec le vrai poster de la panthère!) dans une boutique. « Nous sommes le seul bureau d’optique au monde à avoir cet espace dédié à la marque où nous vendons également tous les autres accessoires Cartier (stylo, ceinture, porte-monnaie, etc.). J’ai travaillé de nombreuses années pour l’obtenir! Avoir une clientèle amatrice des montures de luxe représente la consécration d’un service parfait et notre bureau cumule plus de 30 ans d’excellence », décrit Mimi Khoury avec passion et fierté.

Sylvia Abécassis le reconnaît également : « C’est un service VIP que nous offrons. Les montures sont présentées sur un plateau de velours. Nous recevons les clients avec respect, considération et une attention constante. Il faut leur donner beaucoup d’importance! » Dans le bureau luxueux, la salle d’attente pour les examens de la vue dégage une ambiance ouatée de salon d’hôtel cinq étoiles où l’écran plat diffuse les images du jour. « Vous savez, nos clients sont fidèles et ils apprécient énormément ce que nous faisons pour eux dont, notamment assurer les livraisons directement à leur bureau…» Plus que cela même, le bureau de Tris Jr. Coffin est aussi devenu le lieu de rencontre « au sommet » où il est « bon » d’être vu et où les discussions s’animent entre personnes d’influence. Car, c’est aussi cela le luxe : être reconnu par ses pairs.

Cartier, un exemple de marque de prestige intransigeante

Mais, vendre du luxe n’est pas donné à tout le monde. D’autant plus avec des marques telles que Cartier qui contrôlent jalousement leurs points de vente à travers la planète pour établir une relation d’affaires.

Pour obtenir une vitrine Cartier (oubliez la boutique!), les bureaux d’optique doivent répondre à des critères non seulement esthétiques mais aussi de qualité de service. Antoine Laoun a obtenu l’autorisation du « magicien subtil » il y a 28 ans! « Il ne faut pas oublier non plus que des marques comme Cartier exigent que leur monture soit dotée de verres de très haute qualité. Le luxe est un tout! », renchérit Mimi Khoury.

D’autre part, pour éviter que les montures ne se dévaluent, Cartier a mis au point un système qui contraint les bureaux d’optique autorisés à mettre ses montures à un prix fixé par la Maison Cartier. Une technique qui a pour effet d’éviter la dépréciation de valeur de la marque. Résultat : une monture Cartier n’est jamais vendue en solde!

Quant à la présentation des collections, Cartier veille également au grain concernant l’agencement des montures. Pas de place à l’erreur : un contrôleur de la Maison passe chaque mois vérifier le bon ordre des boutiques et veille au réassortiment des montures, car c’est aussi Cartier qui impose le nombre de montures qui sera exposé dans un bureau. Chaque monture possède son numéro de série qui permet à la Maison Cartier de savoir la date et le lieu de l’achat du produit. « C’est comme ça que Cartier a pu conserver son prestige », croit Mimi Khoury.

Catherine Jubin abonde dans ce sens : « La distribution est en effet un des enjeux les plus importants car ce qui nuit le plus à une marque c’est de retrouver ses produits mis en avant dans de mauvaises conditions dans des points de vente peu prestigieux… Elles peuvent décider comme Vuitton de ne vendre que dans leurs propres boutiques.»

Avec Chanel, mais dans une moindre mesure, Luxottica impose aussi aux bureaux une signalisation et une vitrine selon des exigences précises. Les représentants eux-mêmes viennent faire le renouvellement des montures et modifier les images du présentoir.

Certaines marques, à l’instar de Gucci ou D&G, ont ciblé les amateurs de logo au détriment de la monture de prestige. « Je ne suis pas surprise, explique Catherine Jubin, par cette tendance qui fait que la plupart des lunettes de marques sont produites sous licences par une poignée de grands groupes. Et ce secteur commence à ressembler beaucoup de ce point de vue à celui de la parfumerie, où les distributeurs ont aussi, dans bien des cas, une approche de chaînes, donc une distribution large qui nuit au caractère exclusif des marques. Ce n’est pas forcément aussi mal vécu par le consommateur, mais c’est évidemment une des questions que les marques ont à se poser en permanence, comment s’engager sur ce segment sans nuire à l’image de la marque? C’est d’autant plus compliqué que dans le cas de l’optique, il s’agit d’un produit très technique et qu’il faut bien faire appel à des spécialistes pour gérer une prolongation de gamme dans ce créneau.»

Des noms qui s’imposent dans le luxe optique

On ne s’attend pas à ce que le créateur obéisse aux désirs des consommateurs. Il est là d’abord pour les surprendre… et éventuellement les éblouir. Peut-on envisager qu’un Lacroix ait dessiné ses lignes de haute couture selon les besoins des femmes actuelles? Non, comme tout créateur, c’est lui qui dicte la mode et qui impose les nouvelles normes qui vont rallier amateurs et connaisseurs à son « panache ».

D’autres noms s’illustrent magnifiquement dans cette niche d’élite. Pour Mimi Khoury, ils s’appellent Fred, Gold & Wood, Stark Eyes d’Alain Mikli, J.F. Rey, et Porsche. En ce qui concerne Sylvia Abécassis, ils se nomment, Henry Jullien, Tiffany, François Pinton, Harry Lary’s et même Oakley.

Chez Stark Eyes d’Alain Mikli, la biomécanique se met au service de la vision. Dans son monde, c’est la qualité irréprochable qui imprime l’estampille suprême de l’art. Ici, le souci de la perfection mécanique a adapté les charnières des branches selon la dynamique des clavicules. Philippe Stark appelle sa démarche le bionisme:

« C’est s’inspirer de l’organique pour créer des technologies mieux adaptées à l’humain.» Le designer vedette n’hésite d’ailleurs pas à évoquer le coût de ses lunettes : « Il faut réapprendre à payer le vrai prix des choses. Mes lunettes sont pour des gens qui aiment la qualité, l’élégance et l’intelligence.»

J.F. Rey n’est pas en reste non plus et s’introduit dans cet univers du rêve en proposant une collection de pierres naturelles enchâssées dans l’acétate. Là également, prévalent l’art de la technique artisanale et la « patte » du créateur qui défie toutes les attentes en osant l’association du titane et des pierres naturelles et des formes rétro qui séduisent de plus en plus.

Exalto, c’est la version haut de gamme des montures Oxibis. Là aussi, la fabrication jurassienne prône le savoir-faire français et met de l’avant ses artisans. Mais Exalto, c’est encore du design avant-gardiste qui détrône les modes et réjouit les connaisseurs des montures high-tech où se combinent des matériaux. D’ailleurs, dans une étude d’Ipsos Marketing sur Comment devenir ou demeurer une marque de luxe[2], le cas d’Exalto est mis de l’avant dans sa façon très visuelle de se représenter en s’éloignant de la logomania ambiante et en imposant « la signature d’un savoir-faire, d’une expertise qui revient toujours à la source du créateur.»

Comme le nom ne l’indique pas, les montures Harry Lary’s font partie de la French Touch qui a le vent dans les voiles depuis 2007 en termes de design. Thierry Lasry, fils d’opticien, en est le créateur et privilégie l’acétate qu’il combine pour laisser place à des coloris exclusifs. Le style est résolument vintage futuriste, mâtiné d’influence rock et électro. Harry Lary’s se taille déjà une réputation de qualité grâce à la fabrication française et aux finitions réalisées à la main.

Coco Chanel estimait que le luxe n’était pas le contraire de la pauvreté mais plutôt le contraire de la vulgarité. Avec cette merveilleuse définition, les créateurs de monture ont toute l’amplitude pour conquérir encore longtemps les esthètes du monde entier.


 

[1] www.luxurybusiness-asso.com