Ces multifocales qui séduisent les presbytes

Ces multifocales qui séduisent les presbytes
Par Isabelle Boin-Serveau

Avec un diamètre qui équivaut à la moitié d’un pouce (une dizaine de millimètres environ), ce petit disque de plastique attire sur sa minuscule surface les technologies les plus innovantes du secteur de l’optique et pèse plusieurs milliards de dollars sur le marché mondial d’une industrie relativement jeune et pleine de promesses. Pas étonnant que les plus grandes compagnies se livrent une bataille héroïque pour attirer des porteurs qui semblent de plus en plus nombreux à vouloir se libérer des lunettes.

Depuis que l’on a prêté à Léonard de Vinci (et même à Descartes!) l’invention de la lentille de contact par une immersion de la cornée dans l’eau, il a fallu attendre trois siècles de tâtonnements avant que l’ophtalmologiste allemand Adolph Eugene Fick ne mette au point des verres de contact en 1887. On est encore loin de la souplesse des lentilles d’aujourd’hui, car leur matière de fabrication, en verre soufflé, recouvre la totalité de l’œil et empêche un port prolongé. On attendra donc encore un demi-siècle, soit au seuil des années 1960, pour que les lentilles de contact souples sortent du génial cerveau tchèque d’Otto Wichterle. Ses libératrices lentilles en hydrogel ont commencé à envahir le marché à grande échelle et à séduire les consommateurs dès le début des années 1970.

État du marché

Au cours des quarante dernières années, les chercheurs des grandes manufactures ont peaufiné et raffiné les matériaux de fabrication. Hydrogels de silicone et polymères se sont déclinés en plusieurs générations afin de proposer aux porteurs, qui ont dépassé les 125 millions1 à travers le monde, des lentilles de contact les plus confortables possibles! Cependant, au-delà de la correction réfractive ou thérapeutique, les applications avant-gardistes laissent présager que les lentilles cornéennes ne seront peut-être plus aussi banales qu’il y paraît aujourd’hui, tant l’imagination des chercheurs nous plonge au cœur d’un futur digne des créations extravagantes des auteurs de science-fiction (voir encadré).

En 2010, dans le contexte d’une économie mondiale toujours vacillante, Robert W. Baird & Co., une firme américaine spécialisée en recherches financières2, a établi que l’industrie des lentilles de contact continue de progresser et qu’elle pourra même afficher une augmentation de 5 % sur le plan international. De fait, la masse planétaire de ce marché est estimée à quelque 6 milliards de dollars. Les projections de Global Industry Analysts, Inc. calculent que le marché atteindra 11,7 milliards de dollars en 2015.

Une poignée de compagnies se partage la généreuse tarte dont le leader, Johnson & Johnson qui obtient 44 %, suivi de Ciba Vision avec 22 % (à noter que ce dernier fait partie depuis 2011 du portefeuille d’Alcon), de CooperVision avec 16 % et de Bausch + Lomb avec 14 %. Enfin, selon le sondage effectué en 2010 par la firme Robert W. Baird & Co. auprès des professionnels de la santé, Ciba Vision semblait jouir de circonstances favorables du point de vue de l’innovation, alors que Johnson & Johnson confirmait sa position de leader.

Dans l’autre tarte, celle des porteurs, il apparaît que les lentilles à port quotidien recueillent la préférence à l’échelle mondiale (33 %) par rapport au port prolongé qui représente toutefois 21 % des ventes, suivies de près par les lentilles en hydrogel de silicone, telle que le révèle une étude réalisée en 2007 3. En 2012, le déplacement de la tendance vers les multifocales semble se concrétiser et convenir à de plus en plus de presbytes.

Multifocales = un marché gagnant

Marie-Pierre Lagrange, opticienne dans un bureau très achalandé de la rive sud, s’est prise de passion pour les lentilles cornéennes depuis quelques années et remarque que l’engouement ne s’essouffle pas pour ce mode de correction : « Il y aura toujours les personnes qui ne veulent rien savoir des lunettes. » Et il y a ceux qui jonglent avec les lentilles et les lunettes pour s’emparer du meilleur des deux mondes.

Même si la cohorte des 15-35 ans, parmi laquelle les sportifs amateurs ou non, constituent une clientèle « presque » captive, elle tend aujourd’hui à être remplacée par celle des baby boomers dont certains sont encore effrayés par une chirurgie et dont beaucoup tentent d’éviter le port de montures, signes ostensibles de leur âge… Mais cela ne veut pas dire que cette portion de la clientèle sera la plus facile à convaincre ou à combler! Marie-Pierre Lagrange estime que les jeunes presbytes qui se dirigent la première fois vers le port de lentilles de contact sont les plus délicats à contenter : « Ceux qui ont été habitués à voir clairement toute leur vie ont beaucoup de réticences à accepter certains compromis de netteté. » Car, évidemment, il faut toujours décider entre deux distances sur les trois qui prévalent en mode de vision parfaite. Peu importe, la forte population représentée par les plus de 45 ans dans les années à venir ne devrait pas laisser indifférent. Et pourtant…

… le marché des presbytes est souvent mésestimé par les professionnels de la vue. Une étude internationale a révélé que seulement 8 % des presbytes sur 500 personnes4 interrogées se sont vu proposer l’option des lentilles de contact pour corriger des problèmes de vision de près. Les deux optométristes auteurs de l’article publié dans Contact Lens Spectrum5 ajoutent que sur le site www.contactlenses.org, un nombre impressionnant de questions sur les lentilles multifocales sont posées par des internautes auxquels « on » a signifié que les multifocales n’étaient pas une option valable pour eux.

Le Centre for Contact Lens Research, affilié à l’école d’optométrie de l’Université de Waterloo au Canada, a publié un véritable ouvrage de référence à l’intention des professionnels de la vue, intitulé La correction de la presbytie en lentilles de contact perméables à oxygène6. Les auteurs mettent de l’avant que les presbytes représentent 50 % de la population des pays développés : « En supposant que les lentilles de contact soient adaptées de manière égale auprès de tous les groupes d’âge, 50 % des adaptations de lentilles de contact devraient être destinées à des patients presbytes. En tenant compte du fait que les lentilles multifocales ne conviennent pas à tous les patients, la majorité devrait quand même pouvoir être adaptée correctement. Donc, nous devrions nous attendre à ce que la moitié des presbytes porte des lentilles de contact multifocales, ce qui fait 25 % de toutes les adaptations. Au lieu de cela, une récente enquête internationale montre que 13 % des adaptations de lentilles de contact sont des lentilles perméables à l’oxygène, 77 % de celles-ci sont sphériques, et seulement 6 % sont multifocales. » Des chiffres particulièrement éloquents…

Descriptif de quelques multifocales

Grâce au progrès effectué sur le design des lentilles cornéennes, les multifocales offrent aujourd’hui un confort visuel inégalé pour les situations de tous les jours.

Les lentilles souples Acuvue® OasysTM for Presbyopia de la division Soins de la Vision Johnson & Johnson sont proposées en port d’un jour ou en port prolongé de deux semaines. Sa face externe présente des anneaux asphériques dont la forme  réduit les halos et les images en échos. Leur positionnement et  largeur varient en fonction de l’addition. Sa face interne est asphérique pour optimiser le centrage de la lentille. Les lentilles proposent trois additions : Low (0,75 à 1,25), Medium (1,25 à 1,75), High (>2,00). Pour chaque puissance d’addition, le profil et les zones de distribution ont été optimisées afin de tenir compte des variations pupillaires liées à l’âge et à l’éclairage.

Ciba Vision7 a sorti la gamme Air Optix® Aqua multifocal, aussi proposée en port d’un jour ou port prolongé d’un mois. Sa face postérieure est asphérique pour assurer un meilleur centrage. Sa face externe présente plusieurs courbes. Trois profils d’addition sont disponibles : Low (≤+1,00 D), Medium (+1,25 à +2,00 D), High (>+2,00 D).

PureVision Multi-Focal de Bausch + Lomb décline ses lentilles en deux additions à remplacement quotidien ou mensuel. Sa face interne est sphérique et la face externe asphérique avec une vision de près située au centre. Deux profils d’addition sont offerts : Low (jusqu’à +1,50 D), High (à partir de +1,75 D). Pour le profil Low, on remarque une zone centrale asphérique en vision de près et intermédiaire et une zone périphérique en vision de loin stabilisée. Pour le profil High, il existe une zone centrale stabilisée en vision de près, une zone asphérique en vision intermédiaire, et une zone périphérique stabilisée en vision de loin.

Enfin, CooperVision a sorti, il y a quelques mois, Biofinity® Multifocal qui offre une adaptation de quatre niveaux d’addition (+1,00/+1,50/+2,00/+2,50 D). Son principe est celui de la Balanced ProgressiveTM Technology (BPT) qui conjugue la monovision et des géométries concentriques et asphériques avec des géométries inversées. Le concept des géométries est le suivant : « D » pour distal avec sur la face externe une zone sphérique au centre de 2,3 mm pour la vision de loin, une zone asphérique pour la vision intermédiaire et une zone sphérique périphérique pour la vision de près ; et « N » pour near avec une zone sphérique de vision de près de 1,7 mm entourée d’une zone asphérique intermédiaire et une zone sphérique de loin.

Marie-Pierre Lagrange ne cache pas que les différents concepts proposés à l’heure actuelle sont en mesure de répondre aux demandes de tous les presbytes, des plus récents aux plus âgés.

Encadré

Contacts pour le futur

La réalité est en passe de devenir « augmentée » au cours des prochaines années (et même des mois à venir!). Cette réalité augmentée est d’ailleurs un nouveau syntagme dont la définition suit : « Elle désigne les systèmes informatiques qui rendent possible la superposition d’un modèle virtuel 3D ou 2D à la perception que nous avons naturellement de la réalité et ceci en temps réel8. » Pour mieux saisir cette explication un peu verbeuse, il suffira de se souvenir des scènes où Robocop amassait à l’œil de précieuses informations… Simpliste, mais peut-être efficace.

iOptikTM : lentilles et lunettes s’unissent en image

Au début du mois de janvier 2012, la compagnie américaine Innovega a présenté sa toute nouvelle technologie de réalité augmentée aux visiteurs du Consumer Electronics Show (CES) de Las Vegas. Il s’agit de lentilles de contact iOptik qui projettent des images en 3D sur l’iris, lesquelles sont ensuite visualisées sur la surface des verres de lunettes. L’affichage reproduit celui d’un écran 3D de 240 pouces situé à 3 mètres de l’individu. Les lentilles peuvent être connectées aux téléphones intelligents, aux tablettes et autres consoles. Innovega vise une clientèle jeune (15-35 ans) qui est déjà habituée à porter des lentilles de contact et qui est surtout déjà friande de cette réalité augmentée. Les applications apparaissent illimitées et d’après les fondateurs d’Innovega, Randall Sprague et Stephen Willey, leur technologie permet d’apprécier les images reflétées sur les lunettes tout en conservant un champ de vision normal. Ouf!

Des lentilles réceptives

Contrairement à l’exemple précédent, le chercheur Babak Parviz9, qui rassemble des passionnés au sein de son laboratoire situé à l’Université de Washington, tente de transformer les lentilles de contact elles-mêmes en écran lisible par le porteur! Il est parvenu à embarquer dans cette fabuleuse aventure une équipe de chercheurs de l’Université d’Aalto en Finlande. Il y a quelques mois à peine, Babak Parviz publiait dans le Journal of Micromechanics and Microengineering10 les résultats de la première phase.

Testé sur des lapins, le premier prototype de lentilles ne disposait que d’un seul pixel en attendant la centaine que prévoient atteindre les chercheurs. Car il en faudra beaucoup pour lire des courriels, jouer à des jeux vidéos, visionner Google Map, vérifier la programmation d’un cinéma, ou tout simplement naviguer sur Internet…

C’est par fréquence radio et via une antenne minuscule que s’établit la connectivité du système. L’énergie est transmise par une pile transparente qui contient une LED bleue (des diodes utilisées notamment dans la fabrication des écrans plats). D’autre part, les chercheurs envisagent la possibilité de relier les lentilles à plusieurs capteurs implantés dans certaines parties du corps. Des capteurs qui sauront transmettre en temps réel nos précieuses indications médicales à qui de droit.

Des lentilles qui surveillent notre santé

Depuis la date de publication de son article, en novembre 2011, Babak Parviz et toute son équipe ont franchi un pas de géant dans le développement de leur invention. En effet, ils sont associés à Microsoft Research pour créer une application commerciale qui va bientôt changer la façon de vivre de toute personne atteinte de diabète.

On pense à la révolution que ces lentilles vont occasionner dans la vie de tous les jours des diabétiques. Adieu les tests sanguins quotidiens indispensables pour contrôler la glycémie et mesurer le taux de sucre sanguin! Les lentilles intelligentes seront à même de mesurer le taux de sucre en puisant, grâce à ses capteurs, l’information directement dans leur environnement : les larmes. L’information sera ensuite transmise par l’antenne radio vers n’importe quel récepteur électronique, du téléphone intelligent à l’ordinateur en passant par la tablette. Éventuellement, l’information pourra même être transmise directement au médecin. À tout moment, le patient diabétique sera ainsi en mesure de vérifier sa glycémie.

Même si toutes ces réalités augmentées ne sont pas immédiatement adaptées (et adoptées par le plus grand nombre), il apparaît évident que le futur frappe rapidement à nos portes et que les possibilités offertes par ces petites pastilles rondes s’avèrent d’une taille insoupçonnée jusqu’ici. À suivre…

1. CONTACT LENS SPECTRUM. Rapport annuel 2004. [En ligne], [www.clspectrum.com/articleviewer.aspx?articleid=12733].

2. CONTACT LENS SPECTRUM. Rapport annuel 2012. [En ligne],

[www.clspectrum.com/articleviewer.aspx?articleid=105083].

3. CONTACT LENS SPECTRUM. Rapport annuel 2012. [En ligne],

[www.clspectrum.com/articleviewer.aspx?articleid=101240].

4. MORGAN et al, 2011. BENNETT, Edward S., HENRY, Vinita Allee. « Contemporary Multifocal Contact Lens Primer », [En ligne], [www.clspectrum.com/articleviewer.aspx?articleid=106646] (02 février 2012).

5. BENNETT, Edward S., HENRY, Vinita Allee. « Contemporary Multifocal Contact Lens Primer », [En ligne], [www.clspectrum.com/articleviewer.aspx?articleid=106646] (02 février 2012).

6. FONN D., WOODS C., SORBARA L. « Correction of Presbyopia with GP Contact Lenses » (2007), [En ligne], [http://cclr.uwaterloo.ca/].

7. MONROY, Joël. Les cahiers d’ophtalmologie. No 155.  [En ligne],

[www.contacto.fr]. Décembre 2011.

8. http://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9alit%C3%A9_augment%C3%A9e

9. ACUITE, entrevue de Babak Parviz. [En ligne], [http://www.acuite.fr/articles.asp?REF=5812], 2009.

10. http://iopscience.iop.org/0960-1317/21/12/125014.